N'ayant pas prévu de passer la soirée à reposter des articles datant d'il y a... cinq mois (je m'aurorise un cliché : le temps passe vite...), n'ayant pas prévu ça, donc, je vais prendre une minute pour vous écrire les chroniques ordinaires d'une journée ordinaire.
C'est-à-dire - je vous explique, pour le cas où vous seriez aussi fatigué que moi au moment où j'écris - tout ce qui peut se passer d'extraordinaire dans une journée ordinaire. Et qui fait que les jours ne se ressemblent pas. Pour le meilleur et pour le pire.
08:49
J., 20 ans, maçon, signe sa lettre de démission. Après un long entretien avec le chef de projet, et en ma présence (gênée).
Ca ne se résume pas, mais je dois écrire que cette décision émane d'un ouvrier jeune mais prometteur et travailleur, qui a du coeur à l'ouvrage. Mais aussi sujet à des absences plus que fréquentes, non excusées, depuis près d'un an, qui ne trouvent d'après lui pas d'explication cohérente.
J'ai été impressionné, je dois dire, par la lucidité qu'il portait sur sa propre démotivation, sur son désengagement. Et par le courage dont il a fait preuve, en disant spontanément ne plus pouvoir continuer dans ces conditions, ne plus pouvoir bénéficier d'une certaine tolérance de la part de ses chefs.
Il n'y a pas beaucoup de mots pour écrire quelque chose comme ça, et il y a une immensité de conséquences qui se cachent derrière ces mots si communs, au fond, si quelconques, et si maladroits à décrire. Il n'y a pas beaucoup de mots non plus pour dire que c'est une décision courageuse, de la part de quelqu'un qui assume et ne se cache pas.
Je prends une position risquée en écrivant cela. Car il faut comprendr que cela ne signifie pas que j'approuve cette décision, mais simplement que j'éprouve un certain respect pour une personne capable de la prendre aussi calmement - dans un contexte économique aussi maussade.
Peu de gens, je crois, comprennent l'immensité du désespoir qui se cache derrière une volonté aussi forte d'assumer ses actes.
Un cri de l'existence. Qui s'élève au-dessus des hommes un instant. Et aussitôt retombe dans leur lie.
18:05
Je suis sorti du travail assez tôt aujourd'hui. Une fois de plus. La charge de travail est assez limitée en ce moment, et donc on a des horaires qui s'allègent en conséquence.
Comme d'habitude, j'ai fait un détour par cette rue qui longe la Pépinière, et qui remonte de la porte de la Craffe vers la place Stan, et dont j'ignore même le nom. Cette rue pourtant, où je commence à avoir mes habitudes, à connaître les gens et les enseignes, et dont j'apprécie tellement le charme désuet, la beauté sereine, et par dessus tout, cette impression d'être hors du monde, intemporelle, tout à la fois fragile survivance et force tranquille.
Dans cette rue, donc, je me suis arrêté dans cette librairie de livres anciens, pour prendre un peu de temps à feuilleter des ouvrages aux pages jaunies, aux couvertures craquantes, et aux titres si désuets. Pour respirer un peu l'odeur de la colle, cette odeur des vieux livres qui me rappelle tant mes premières années d'école, dans ces hautes salles aux lourds rideaux, qui filtraient doucement la lumière d'une fin d'après-midi d'été. (Matthieu, peut-être te souvient-il aussi... ?)
Et, alors que j'ouvrais un livre pris au hasard parmi une montagne d'autres livres, alors que j'ouvrais cette ouvrage, faisant craquer la couverture, je tombai, ébahi, sur une feuille de papier, blanche encore comme si elle n'avait jamais vieilli, et sur cette feuille, avec des traits d'enfants, des traits roses, écriture maladroite, essai laborieux, était écrit : Bonne fête Papa.
En bas, une date, la date, 19 juin 1960.
Là encore, je crois, peu de gens comprennent le mélange indélicat d'espoir et de désespoir qu'il y avait dans ce petit mot.
Un cri du monde des morts. Qui s'élève une seconde de ses ténèbres. Et retombe dans son néant.